La manipulation

Éléments de réflexion sur la manipulation et la démarche manipuler, verbaliser, abstraire dans l’enseignement des mathématiques à l’école

Cet article est évolutif depuis sa première mouture (2018) et régulièrement complété.

Introduction

La démarche manipuler, verbaliser, abstraire est devenue une question centrale de l’enseignement des mathématiques en 2018 quand le rapport Villani-Torossian en a fait une de ses 21 mesures. En France, une importance certaine – voire une forme de priorité – a toujours été accordée aux techniques, procédures, exercices au détriment de la compréhension des concepts. Une pratique qui s’est ancrée dans les classes, en décalage avec les recommandations de la recherche. Les mathématiques comportent de nombreux concepts, qu’il faut que l’élève comprenne, de même qu’il doit comprendre le pourquoi des procédures qu’il met en œuvre.

L’apprentissage des concepts abstraits mathématiques est facilité par l’utilisation de matériel de manipulation, sous certaines réserves détaillées dans cet article. Une réflexion est donc nécessaire pour tout enseignant qui souhaite améliorer les résultats de ces élèves. La manipulation, et la démarche manipuler-verbaliser-abstraire peuvent jouer un rôle clé, tout en améliorant le rapport que les élèves entretiennent avec cette discipline. Mais cela impose d’avoir une vision juste de l’état de la recherche sur le sujet et de partager quelques éléments issus de la recherche car cela n’est pas aussi simple qu’il y parait. Il ne suffit pas de faire manipuler l’élève pour qu’il apprenne.

Constats

Comprendre l’usage de la manipulation en classe (le comment et le pourquoi) est une question complexe. La création de la MHM, dès 2014, a amené à de nombreux échanges (en direct, sur des réseaux sociaux) avec des formateurs et enseignants . Ces échanges, bien qu’empiriques, ont apporté des éléments intéressants sur les pratiques des enseignants de l’époque :

– une présence importante de fiches polycopiées, aussi bien en maternelle qu’en élémentaire,

– un faible temps accordé à la manipulation, tendant à baisser au fur et à mesure de l’avancée dans le parcours scolaire,

– un matériel de manipulation peu présent, voire absent des classes : avant l’expérimentation de MHM en cycle 2, toutes les classes testeuses ne possédaient pas forcément de matériel de base 10, de cubes en quantité suffisante, de solides, d’une balance roberval dans l’école, etc.

– des écarts notables entre les pratiques des professeurs des écoles quant au matériel de manipulation : variabilité du temps d’utilisation, des buts, des destinataires (toute la classe ou seulement les élèves en difficulté) …Le matériel était parfois surtout utilisé pour son aspect ludique dans une option de dédramatisation des mathématiques. Pour d’autres, le matériel de manipulation était perçu comme un frein : besoin d’être équipé, d’avoir suffisamment de temps pour l’utiliser, de gérer la classe…

La MHM répond à cela en demandant aux enseignants de mettre en place un coin mathématiques disposant d’un matériel varié et disponible. Le rapport Villani-Torossian a apporté en 2018 une analyse plus affinée de l’état des lieux de l’enseignement des mathématiques.

Programmes et recommandations officielles

Notre première entrée sur la question a été de consulter les programmes officiels de l’école maternelle ou de l’école élémentaire dans leur dernière version en vigueur[1].

Les programmes officiels de l’école indiquent qu’il faut manipuler mais sans donner davantage de précisions. Les mentions des mots « manipulation », « manipuler » sont peu nombreuses et particulièrement attachées au domaine « géométrie et mesures » :

Mentions dans les programmes :

Cycle 1

Cet enseignement structuré et ambitieux est assuré tout au long du cycle, à travers le jeu, la manipulation d’objets et la résolution de problèmes.

Cycle 2 :

L’étude des grandeurs et de leurs mesures doit faire l’objet d’un enseignement structuré et explicite qui s’appuie sur des situations de manipulation.

– Anticiper le résultat d’une manipulation, d’un calcul, ou d’une mesure.

Les compétences et connaissances attendues en fin de cycle se construisent à partir de manipulations et de problèmes concrets, qui s’enrichissent tout au long du cycle en jouant sur les outils et les supports à disposition, et en relation avec les activités mettant en jeu les grandeurs géométriques et leur mesure.

Les notions de géométrie plane et les connaissances sur les figures usuelles s’acquièrent à partir de manipulations et de résolutions de problèmes

En géométrie comme ailleurs, il est particulièrement important que les professeurs utilisent un langage précis et adapté et introduisent le vocabulaire approprié au cours des manipulations et situations d’action où il prend sens pour les élèves,

Cycle 3 :

En complément de l’usage du papier, du crayon et de la manipulation d’objets concrets, les outils numériques sont progressivement introduits.

L’introduction et l’utilisation des symboles mathématiques sont réalisées au fur et à mesure qu’ils prennent sens dans des situations basées sur des manipulations, en relation avec le vocabulaire utilisé, assurant une entrée progressive dans l’abstraction qui sera poursuivie au cycle 4

Le guide Eduscol « Pour enseigner les nombres, le calcul et la résolution de problèmes au CP » est au contraire très axé sur la manipulation et apporte des éléments concrets.

Le guide « La résolution de problèmes mathématiques au cours moyen » est moins prolixe sur le sujet, déclarant que la manipulation « est moins centrale qu’au cycle 2 ».

Différence jouer / manipuler

Les deux termes très utilisés dans les textes peuvent entrainer une confusion. On parle souvent de pédagogie par le jeu, « d’apprendre en jouant » (programmes de l’école maternelle). Les avantages du jeu dans le cadre scolaire sont nombreux et ne s’arrêtent pas à la motivation et au plaisir suscité. Les élèves peuvent développer bien d’autres compétences : imagination, vivre ensemble, expérimentation, etc. Le jeu est engageant affectivement pour l’élève mais aussi intellectuellement.

Il existe différentes définitions du « jeu » (voir Brousseau, Brougère). Gilles Brougère définit cinq caractéristiques au jeu : le faire semblant (« seconde degré »), la liberté de jouer (absence de contraintes, oser, décider), l’existence d’une règle, la gratuité (le jeu est frivole, sans conséquences), et l’incertitude quant à l’issue du jeu.

On peut définir deux types de jeu :

le jeu libre : l’enfant dirige lui-même le jeu, en autonomie. Il est dans le plaisir de jouer, il expérimente, teste, détourne, laisse libre cours à son imagination.

le jeu dirigé : l’enseignant encadre avec un objectif. Le jeu est alors ciblé sur des apprentissages précis.

A contrario, manipuler désigne le fait d’agir sur un objet (avec le sens du toucher) : le toucher, le tenir, le tourner, le faire fonctionner, l’assembler avec un autre…s’il y a une consigne, c’est alors dans un but de recherche ou d’apprentissage. Sans consigne aucune, ou trop implicite, l’élève sera dans une forme de jeu libre.

A approfondir avec la ressource eduscol “jouer et apprendre”, qui détaille “jeu libre” et “jeu structuré”, disponible ici

Principes

La manipulation seule n’est pas suffisante pour acquérir la compréhension d’un concept ou d’une procédure et l’introduction du matériel en classe ne suffira pas à améliorer les résultats. Il y a un certain nombre de connaissances à avoir.

En effet, il faut distinguer la manipulation passive (jeu libre de l’élève), d’une manipulation active, c’est-à-dire d’une manipulation réalisée avec une intention, qui va s’inscrire dans une démarche expérimentale (avec formulation d’hypothèses, essais, validation…). L’élève utilise le matériel qu’on lui confie pour atteindre l’objectif qu’on lui fixe. Il doit rentrer dans une démarche : expérimenter, essayer, verbaliser pour aller vers l’abstraction. Il y a une dialectique entre expérimenter et manipuler. Le matériel sert ensuite pour valider la procédure trouvée par l’élève.

Le matériel de manipulation est donc un moyen, pas une fin car il ne porte pas en lui le concept. Le matériel de manipulation permet de rendre concret un problème et réduit le fossé entre l’élève et le concept.

Le matériel servant à soutenir le raisonnement de l’élève, il faut donc contextualiser. Cela requiert de la part de l’enseignant une compréhension fine du concept et des enjeux didactiques de la situation proposée à l’élève. Montrer une procédure avec du matériel puis demander aux élèves de la reproduire ne garantit pas l’apprentissage car l’élève va se concentrer sur le matériel et risque de chercher à reproduire ce qu’il a vu sans avoir une réelle conscience de l’objectif mathématique. Au contraire, il peut être plus rentable de présenter une consigne très ouverte et de laisser les élèves explorer avec le matériel pour réfléchir au concept qu’il va falloir mobiliser.

Il faudra aussi savoir imposer des contraintes dans la pratique de la manipulation pour qu’elle ne fasse pas obstacle à l’apprentissage (cf. infra « la démarche manipuler-verbaliser-abstraire »).

Les modes d’apprentissage par Bruner

D’après Jérôme Bruner, l’enfant apprend par la manipulation dans un premier temps. C’est le mode « énactif ». Pour apprendre, il a besoin de manipuler : il utilise ses sens, il procède par essais/erreurs (rentrer le cube dans la forme ronde du jeu d’encastrement). Ce mode privilégié aux plus jeunes âges trouve ses limites lorsque les situations évoluent au gré des variables didactiques (nombres trop grands, matériel insuffisant, abstraction de la situation, etc.). Apprendre en mode « énactif » n’est pas toujours le meilleur choix :  l’élève peut se retrouver en surcharge cognitive (trop de choses à faire en même temps) ou l’élève a déjà résolu le problème et n’a pas besoin de repasser par la manipulation (voire il va se retrouver en difficulté face à une démarche contraire à la sienne).

Certains apprentissages « mécaniques » restent dans ce mode, pour l’enfant comme pour l’adulte, car ils n’ont pas besoin d’abstraction (par exemple, faire ses lacets).

Au-delà de ce mode énactif, Bruner décrit un niveau cognitif supérieur, appelé « mode iconique ». Ce mode correspond au fait que l’élève transforme l’action en image mentale. Lorsqu’on demande à l’élève de dessiner, de représenter une situation, un concept mathématique, on lui demande de travailler en mode iconique. Il se représente quelque chose sans l’avoir devant les yeux, il se décentre. Par exemple, c’est le mode dans lequel se trouve un élève qui est capable de distinguer un carré d’un rectangle, mais sans pouvoir expliquer les raisons de sa distinction. C’est le mode où face à deux quantités d’objets, il en fait la somme mentalement.  Ce mode est fondamental : il fait le lien entre le mode énactif et le mode symbolique. Une partie des difficultés en mathématiques vient du fait qu’on ignore ce mode et qu’on passe directement de l’énactif au symbolique, provoquant une montée en abstraction trop rapide, sans progressivité.

Le dernier mode, le mode « symbolique », correspond à la transformation de la représentation mentale en une représentation abstraite. Ce mode représente l’accès à un mode symbolique qui permet la généralisation. Le passage au système symbolique prend du temps. C’est pourquoi on dit que les enfants ont besoin de temps de manipulation, mais l’exploitation efficace de la manipulation nécessite le questionnement de l’enseignant qui va susciter la réflexion de l’élève.  À ce niveau, l’élève peut communiquer sa pensée non seulement aux autres, mais aussi à lui-même. C’est le mode dans lequel on va emmener l’élève pour qu’il utilise des symbolisations mathématiques (les différents signes opératoires par exemple, ou la symbolisation des propriétés géométriques).

Il est important d’articuler correctement les trois modes : énactif, iconique et symbolique. Il est possible de manipuler dans les 3 modes. Face à une situation, l’élève choisit le mode de représentation qui lui convient.

La démarche manipuler-verbaliser-abstraire

La démarche , appelée concrete-reprentational-abstract (CRA) par les anglo-saxons, est reconnue pour son efficacité, en particulier pour les élèves en difficulté ou souffrant d’un handicap.  L’objectif de la démarche est d’accéder à l’abstraction.

Elle peut être explicitée ainsi :

L’articulation entre les trois modes de Bruner, variable selon la situation et l’élève, suggère de ne pas mettre en œuvre cette démarche de façon exclusivement linéaire, une étape après l’autre. Autant cela convient bien aux premiers apprentissages de l’école, autant il est intéressant de travailler simultanément sur les trois étapes pour d’autres notions ou concepts particulièrement abstraits pour les élèves.

Les trois parties du triptyque sont importantes. La manipulation peut exister dans toute la démarche : on peut manipuler une représentation, des symboles…L’élève a besoin de faire des aller-retours entre les trois, en travaillant sur l’équivalence des représentations. Toute l’efficacité de la démarche pédagogique se situe dans l’équilibre entre les différentes étapes et dans les transitions, en particulier dans le passage de l’action sur le matériel à l’action mentale. L’enseignant doit pour cela construire des situations qui permettent de favoriser la verbalisation et la construction d’une image mentale. Ce sont les contraintes qui vont permettre à l’élève de sortir de la manipulation, en jouant par exemple sur les variables didactiques. Par exemple, en travaillant sur des nombres plus grands, la manipulation perd son efficacité et oblige à envisager une autre modalité de recherche (représentation). Il est aussi possible de bloquer l’accès au matériel pour forcer le passage à la représentation : en mettant le matériel à distance ou en le masquant, on contraint au raisonnement hors de la présence du matériel. Il y aura ensuite un retour sur le matériel pour valider la solution trouvée ou l’anticipation imaginée, ce qui pourra se faire sans l’aide de l’adulte. Les contraintes engagent l’élève dans un travail intellectuel (pour anticiper ce qui va se passer, pour valider quelque chose, etc.).

L’enseignant doit observer l’élève, sa façon de procéder dans différentes situations. Un des écueils est de laisser l’élève en difficulté en permanence sur un travail de manipulation sans montée en abstraction.

Exemples

Les modes de représentation des concepts

Il y a différentes modes de représentation des concepts :

– le matériel de manipulation,

– la langue écrite ou orale,

– les symboles et expressions numériques,

– les dessins, schémas, figures, modélisations,

– les tableaux,

– etc.

Ces différentes représentations participent à la construction des concepts, sous réserve que l’élève apprenne à passer d’une représentation à une autre. Travailler sur des représentations différentes permet de créer un capital en mémoire qui facilite l’accès au symbolique. Récupérer en mémoire une représentation amène à en activer une autre.

La verbalisation

La verbalisation facilite l’apprentissage. Dans la démarche, elle est cruciale pour expliciter ce que fait l’élève.  Il y aura apprentissage dès lors qu’il y a un objectif à atteindre pour l’élève, imposant une démarche de recherche. Les actions et enjeux sont variables selon le destinataire :  

pour l’enseignant : verbalisation des actions et réussites de l’élève en utilisant un vocabulaire adapté, étayage. Mise en parallèle avec d’autres procédures ou des situations analogues vécues par l’élève. L’enseignant joue un rôle fondamental en échangeant avec l’élève : est-ce que tu peux … ? Que se passe-t-il si je fais ça … ? Que penses-tu de ça ? À ton avis, on va trouver… ? Cependant, l’enseignant doit doser son guidage et son accompagnement des situations avec du matériel de manipulation. Un guidage élevé, trop orienté, risque de confiner l’élève à une modalité qu’il n’arrivera pas à transférer à de nouvelles situations.

pour l’élève : décrire et expliquer son action (avec ses mots), argumenter, comparer avec les camarades.  Toutefois, il peut être compliqué de verbaliser ce qu’on a dans sa tête, d’autant plus pour les jeunes enfants. C’est même extrêmement complexe[2], ce qui rend cela difficile en classe à gérer. Un élève qui a réussi la tâche donnée, qui semble avoir compris et avoir une image mentale claire de la situation mathématique se retrouvera en difficulté pour verbaliser…Il passera d’une réussite (il a su faire) à des doutes (les questions qu’on lui pose pour l’aider à verbaliser peuvent l’emmener sur une démarche différente de la sienne), voire à un sentiment d’échec (il a réussi mais son travail se finit par un questionnement qu’il ne comprend pas).

Le matériel de manipulation

On parle ici de matériel de manipulation pour désigner tout matériel spécialement dédié à l’apprentissage des mathématiques. Les anglos-saxons parlent de « (mathematical) manipulatives » ou de « concrete materials »(et de “virtual manipulative” lorsqu’on parle numérique).

Ce matériel de manipulation est utilisé pour conceptualiser une idée mathématique abstraite par une interaction physique. L’objectif est de réduire le fossé entre le concept et la perception de l’élève du concept. Il peut s’agir de : matériel de base 10 (cubes, barres de dix, plaques de 100 cubes…), cubes, jetons, réglettes cuisenaires, numicons, fractions de disque, solides géométriques pleins ou évidés, géoplans, tangram, matériel de mesure (décimètre, horloge…)…Et tout autre matériel auquel l’enseignant fait appel (il faut être créatif !).

Critères de choix du matériel

Le matériel de manipulation, bien que concret pour l’enfant, n’est qu’une représentation du concept, pas le concept lui-même. L’efficacité de son utilisation dépend des conditions de mise en œuvre. Il y a une nécessité impérieuse de tenir compte de ce que la recherche dit sur les conditions d’utilisation pour permettre un apprentissage et non pas le masquer. Il existe ainsi plusieurs critères incontournables :

1/ Le choix du matériel

Il faut choisir du matériel qui ne va pas distraire l’élève (risque de jouer avec), car cela va détourner l’attention de l’élève du concept mathématique qu’on va associer au matériel. On évite donc du matériel trop ressemblant aux objets du quotidien. Des objets épurés (forme, couleur) qui ressemblent physiquement au concept permettent de diriger plus facilement l’attention vers la réflexion du lien entre objet et concept.

Le matériel évoluera au long de la scolarité, allant vers des représentations de plus en plus abstraites, participant à la construction des images mentales.

Par exemple, pour le travail sur la numération en cycle 2 :

– matériel qui rend les groupements apparents et modifiables : cubes, boites à nombres, batonnets, jetons…

– matériel qui rend les groupements apparents mais non modifiables (je vois mais je ne peux pas défaire) : cartons montessori, règlettes avec unités apparentes, matériel de base 10 (si barres et plaques d’un bloc),…

– matériel qui rend les groupements ni apparents ni modifiables : billets, réglettes cuisenaires, bouliers.

Le matériel va servir à modéliser une situation pour faire la transition entre une représentation concrète et une représentation abstraite.

2/ La durée d’utilisation

Pour mieux comprendre la relation entre un matériel et le concept, il faut multiplier les opportunités, ce qui nécessite du temps. Une durée trop courte sera inefficace (voire contreproductive). Une durée nécessaire d’au moins un an fait consensus.

La répétition, distribuée dans le temps, conduit à une meilleure compréhension de la relation entre le matériel concret et le concept abstrait.

3/ La relation entre l’objet et le concept

Le lien entre l’objet et le concept a besoin de plus ou moins d’accompagnement selon l’âge de l’élève. Par exemple, il est difficile pour l’élève de maternelle d’interpréter ce qui est symbolique, notamment dans une situation problème.

L’explicitation par l’enseignant joue un rôle clé dans la réussite : l’enseignant guide l’élève (verbalement ou non), centre l’attention sur les caractéristiques du matériel lié au concept (par exemple le fait que les dix cubes peuvent s’assembler pour constituer une dizaine).

Il y a un véritable travail de traduction à réaliser entre le lien matériel-concept et ce que l’élève a et construit dans sa tête.

Manipulation virtuelle et animations

Au-delà de la manipulation avec des outils concrets et tangibles, la technologie permet aujourd’hui d’exploiter des outils virtuels. La manipulation virtuelle reproduit généralement ce qui peut être fait avec le matériel habituel en offrant parfois des possibilités étendues.

Les anglo-saxons exploitent ces « virtual manipulatives » qui semblent avoir le même intérêt et la même efficacité, bien que pouvant conduire à des stratégies différentes dans certaines activités. Il y a maintenant de nombreux outils accessibles.

L’usage d’animations ou de vidéos est de plus en plus fréquent en mathématiques. Or, le numérique n’est pas magique. Il ne suffit pas que ce soit numérique pour qu’il y ait apprentissage, et cela peut même être contreproductif. L’utilisation d’animations, de manipulations virtuelles peut être intéressant. Le fait d’avoir plusieurs formats (représentation dynamique animée, virtuelle, représentations imagées avec ou sans textes) peut être une plus-value car l’élève va tenter de les connecter entre eux, l’engageant vers plus de compréhension. Mais il y a des conditions pour éviter quelques écueils.

La recherche s’intéresse à ces outils, objets, souvent dans des cadres généraux mais qui délimitent quelques principes de conception/ utilisation de manipulations et animations virtuelles :

1.L’objectif

Cela doit répondre à un besoin précis : offrir une représentation dynamique d’un savoir difficile à mentaliser pour l’élève. On y aura donc recours pour des connaissances procédurales, des savoir-faire, c’est-à-dire des savoirs qui sont eux-mêmes dynamiques. Cela nous semble donc pertinent pour les procédures de calcul mental, d’algèbre, de tracés (tracer une perpendiculaire) et interactions en géométrie (agir numériquement sur une figure pour comprendre ce qui est invariant ou non). Pour d’autres apprentissages, comme la résolution de problèmes, l’efficacité de l’animation est faible par rapport à une image statique.

2. Les règles de conception

Il faut épurer : les informations affichées doivent être limitées à l’essentiel. Trop d’informations oblige l’élève à une mise en mémoire de travail, un travail de tri de ce qui est pertinent et in fine risque de conduire à une surcharge cognitive. Il est donc nécessaire d’éviter les détails ludiques et accessoires qui n’apportent rien et vont saturer la mémoire de l’élève.L’attention doit être attirée sur ce qui est important. Les informations les plus pertinentes doivent rester visibles pour éviter de saturer la mémoire de travail.

En outre, plus ce sera réaliste, plus ce sera efficace, par rapport à une schématisation/symbolisation qui peut imposer un travail cognitif supplémentaire pour certains élèves.

La vitesse de l’animation a un rôle dans la conception : plus ce sera rapide, moins l’élève se focalisera sur les détails mais si c’est trop rapide, il peut être utile d’imposer une pause dans le déroulé. La durée sera aussi adapté au contenu et au public. L’animation si elle est bien conçue sur un objectif précis aura une durée très limitée. Si la procédure est longue et complexe, il faudra alors songer à couper l’animation en plusieurs parties.

Quid du son ? L’animation a-t-elle besoin d’une voix off ? Cela dépend de l’animation, du contexte. Le pari de la méthode américaine “STMATH” (https://www.stmath.com/) a été justement de s’affranchir de la barrière de la langue en réalisant des animations sans son, le public étant au départ les élèves américains non anglophones. La voix off pouvant être une distraction pour certains élèves qui vont devoir se focaliser à la fois sur l’image, l’animation et le son, il faut réfléchir à sa nécessité. Une animation/ vidéo sans son peut aussi permettre à l’enseignant d’apporter son propre commentaire, adapté à son public.

3. La mise en œuvre

L’animation ou l’utilisation peut être découpée en plusieurs étapes chronologiques pour aider à construire la hiérarchie inhérente au sujet choisi. Plus les élèves seront jeunes, en difficulté, plus cela sera pertinent.

L’animation prendra davantage couplée à un texte, une verbalisation de la part de l’adulte et dans un contexte donné.

Exemples

Il y a des exemples sur le site de la méthode d’outils numériques[3]. Sur la chaine de la méthode, il y a quelques animations de calcul mental basées sur ces principes. (par exemple, comment ajouter 9 à un nombre entier : https://www.youtube.com/watch?v=RMyKAXwxOhk)

Les anglo-saxons recourent facilement aux animations. Voir par exemple ce que fait Berkeley Everett (https://mathvisuals.wordpress.com/counting/ ) sur les “visual maths”.

Les élèves en difficulté en mathématiques

Les élèves en difficulté en mathématiques présentent plusieurs caractéristiques. Souvent, en particulier en situation de handicap, une de ces caractéristiques est la faible mémoire de travail.

Ainsi, ils sont en difficulté pour mémoriser et rechercher en mémoire des faits mathématiques (donc faire des calculs), résoudre des problèmes, comprendre les aspects les plus conceptuels du nombre comme la numération de position, mais aussi la grandeur des objets mathématiques.

La démarche manipuler-verbaliser-abstraire a des effets positifs pour ces élèves. Il faut donc l’employer comme indiqué supra.

Pour ces élèves en difficultés, il faut noter que la manipulation d’objets virtuels est une aide positive, qui peut compenser d’autres difficultés. En effet les objets virtuels peuvent réduire la charge cognitive, être moins stigmatisants en classe.

Au-delà de ces considérations, plusieurs études soulignent l’efficacité du modèle québécois de la réponse à l’intervention (RàI). Dans ce modèle, la démarche manipuler-verbaliser-abstraire sera particulièrement efficace.

Conclusion

Les différents éléments de réflexion de cet article ont vocation à faire réfléchir et accompagner les pratiques enseignantes en mathématiques. Il tient à chacun de réfléchir aux impacts possibles que cela peut avoir dans sa classe.

Sources :

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Barth Britt-Mari (1985). Jérôme Bruner et l’innovation pédagogique. In: Communication et langages, n°66, 4ème trimestre 1985.pp. 46-58.

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[1] Programmes 2021 pour l’école maternelle – Programmes 2020 pour l’école élémentaire.

[2] C’est un peu l’objet du livre Mathematica de David Bessis.

[3] Voir des exemples sur la page dédiée : https://methodeheuristique.com/tice/outils/